Un président «oublié» des Français

(VOVWORLD) - Le 13 mai 1931, Paul Doumer, le fils d’un cheminot d’Aurillac, était élu à la présidence de la République française - fonction essentiellement honorifique à l’époque. Son mandat de cinq ans en tant que gouverneur général de l’Indochine lui sert de tremplin dans sa carrière politique et compte pour son élévation à la présidence. L’historien Amaury Lorin, auteur de l’ouvrage Paul Doumer, gouverneur général de l’Indochine, qui a obtenu le Prix Auguste Pavie de l’Académie des sciences d’outre-mer en 2005 et le Prix des écrivains combattants en 2006, nous propose, dans la page Francophonie de cette semaine, un compte-rendu du parcours politique exceptionnel de Paul Doumer et notamment de son action à la tête de l’Indochine. 
Un président «oublié» des Français  - ảnh 1Amaury Lorin, auteur de l’ouvrage "Paul Doumer, gouverneur général de l’Indochine", qui a obtenu le Prix Auguste Pavie de l’Académie des sciences d’outre-mer en 2005 et le Prix des écrivains combattants en 2006

 

À votre avis, pour quelles raisons Paul Doumer a-t-il pu gouverner l’Indochine pendant 5 ans alors qu’avant lui, une dizaine de hauts fonctionnaires s’étaient succédés en l’espace de 10 ans?

Paul Doumer n’a que 39 ans quand il est nommé gouverneur général de l’Indochine en 1897. Il est donc un gouverneur général jeune. C’est même alors l’un des plus jeunes gouverneurs généraux que la France ait connu. Son profil ensuite, paraît singulier. Ce n’est pas un administrateur colonial, ce n’est pas non plus un diplomate... C’est un homme politique proche des milieux d’affaires en France. C’est un ancien professeur de mathématiques dont les compétences financières sont reconnues. Il est ministre des Finances, d’ailleurs, de 1895 à 1896, juste avant de venir en Indochine. Ça permet de comprendre que par conséquent, il est d’abord nommé en Indochine pour redresser les finances et faire de l’Indochine une colonie rentable pour la France. Contrairement à ses prédécesseurs, Doumer va effectuer en Indochine de très nombreux déplacements sur le terrain. Pourquoi? Parce qu’il est convaincu que le gouverneur général doit tout voir et tout étudier par lui-même. En cela, il est différent de ses prédécesseurs.

L’autre rupture très importante, c’est que Paul Doumer est resté cinq ans en Indochine, de 1897 à 1902. C’est une période longue, qui lui permet de développer un véritable programme.

Paul Doumer a réussi à redresser la situation financière et administrative de l’Indochine mais ses cinq ans de mandat ont été très critiqués. Pourquoi?

Ce quinquennat, de 1897 à 1902, correspond à une transition, à un moment charnière. On a parlé de «grand tournant». La France a mis en place, avec Doumer, un système d’exploitation intérieur à l’Indochine, une exploitation de type colonial, après la conquête militaire.

Il faut dire d’abord que Paul Doumer a créé des régies. Qu’est-ce que c’est, des régies? Ce sont des impôts directs sur des denrées de consommation courante. Doumer a créé trois régies: sur l’opium, sur l’alcool de riz et sur le sel. Et ce sont ces régies qui vont assurer le revenu du gouvernement général de l’Indochine. Il s’agit donc de prélèvement sur l’économie paysanne, et ce sont ces prélèvements qui vont permettre à Doumer d’engager un important programme qui comporte plusieurs volets, avec notamment de grands travaux d’infrastructures qui sont réalisés au prix d’un coût humain et d’un coût financier exorbitants.

Un président «oublié» des Français  - ảnh 2Portrait de Paul Doumer fait par le photographe français André Disdéri dans les années 1880

On ne peut pas parler de ces grands travaux d’infrastructures mis en place en Indochine sans évoquer le chemin de fer...

Il faut rappeler que Paul Doumer est un fils d’un cheminot, d’une part, et que d’autre part, à la fin du 19e siècle, le chemin de fer apparaît comme un excellent moyen de colonisation, voire comme l’outil impérial par excellence. Il permet d’assurer, d’une part la sécurité, et d’autre part le développement économique. Et donc, on va réquisitionner contre leur gré des travailleurs indigènes - des coolies - pour construire la ligne ferroviaire du Yunnan entre le port de Hai Phong et la ville de Kunming, au sud de la Chine. Il y a deux objectifs à cette ligne ferroviaire. Premièrement, un objectif politique: il s’agit de souder les différents territoires constitutifs de l’Union indochinoise qui est constituée d’une colonie historique - la Cochinchine - à laquelle sont successivement adjoints quatre protectorats: l’Annam, le Tonkin, le Cambodge et le Laos. Deuxièmement, un objectif économique, qui consiste à développer les mines, à développer les plantations, notamment les plantations d’hévéa, et à permettre l’immigration de la main-d’oeuvre. Paul Doumer doit assurer la conjonction entre ces deux facteurs économique et politique, avant l’ouverture d’une tranche indochinoise complète entre Hanoi, au Nord, et Saigon (Hô Chi Minh-ville aujourd’hui) au Sud dans les années 1930.

Un président «oublié» des Français  - ảnh 3 Les trains traversent encore le pont Long Biên tous les jours

Et puis Paul Doumer va aussi construire «son pont», l’actuel pont Long Biên, qui surplombe le Fleuve Rouge à Hanoi, un pont de 1.668m qu’il envisage finalement comme la signature de toute son oeuvre en Indochine. Il tient d’ailleurs à l’inaugurer lui-même avant son retour dans la métropole en 1902.

Par ailleurs, dans cet ambitieux programme, Paul Doumer engage une politique scientifique et culturelle importante. Il crée une mission archéologique permanente en Indochine, qui va devenir l’actuelle École française d’Extrême-Orient. Il crée une école de médecine, qui est l’actuelle faculté de médecine à Hanoi, ainsi que des services forestier, archéologique, géologique, géographique, un observatoire météorologique, une station climatique d’altitude à Dà Lat...

Et donc ces deux volets, les infrastructures d’une part et la science d’autre part sont liés et sont interdépendants.

Dans son ouvrage «L’Indo-Chine française: Souvenirs», Paul Doumer exprime un très grand attachement à l’Indochine française. Pourriez-vous nous en dire un peu plus?

L’Indochine ne s’arrête pas en 1902 pour Paul Doumer qui, en effet, reste très lié à l’Indochine toute sa vie, même après son retour en Métropole en 1902, à la fois sur le plan personnel et sur le plan politique. Il répétait d’ailleurs, je le cite, qu’il «était né une deuxième fois en Indochine en 1897». On a plusieurs symboles de cet attachement. Le premier symbole est la truelle avec laquelle Doumer a inauguré «son pont» en 1902 à Hanoi. Eh bien cette truelle, on va la retrouver sur tous les bureaux prestigieux: au ministère des Finances, à la présidence de la Chambre des députés, à la présidence du Sénat, à la présidence de la République, sur tous les bureaux derrière lesquels Doumer s’est assis à Paris jusqu’en 1932.

Un autre symbole de cet attachement de Doumer à l’Indochine, c’est le défilé militaire du 14 juillet 1931. À la droite même du président de la République se tient Bao Dai, le dernier empereur d’Annam, le protégé de Doumer de quelque sorte. Il y a une proximité très forte entre ces deux hommes. Ce qui est certain, c’est que les cinq ans que Paul Doumer passe en Indochine vont lui servir de tremplin dans sa carrière politique. C’est une expérience importante qui explique en partie son élection en 1931 à la présidence de la République française. 1931 est aussi l’année de l’Exposition coloniale internationale.

Paul Doumer a occupé différents postes importants dans le gouvernement français et même la présidence de la République en 1931. Mais pourquoi est-il aujourd’hui un président «oublié» des Français?

Paul Doumer a été assassiné le 6 mai 1932, moins d’un an après son élection comme président de la République française, le 13 mai 1931, ce qui fait de lui le seul président de la République française assassiné au 20e siècle. La brièveté de son mandat à l’Élysée - moins d’un an - explique en partie pourquoi il est aujourd’hui un président «oublié» des Français. Mais c’est quand même un paradoxe car pas moins de 25.000 voies de circulation (boulevards, quais, avenues, rues,...) portent le nom de Paul Doumer un peu partout en France. Avant de présider la République, Paul Doumer avait été président de la Chambre des députés de 1925 à 1926 puis président du Sénat de 1927 à 1931. En revanche, il n’a jamais été président du Conseil, ce qui est l’équivalent du poste de Premier ministre dans les institutions de la troisième république, et il n’a jamais non plus présidé de parti politique. Ça explique aussi, parmi d’autres raisons, pourquoi les Français aujourd’hui l’ont oublié.

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