(VOVWORLD) - Le théâtre Dù kê, forme d’art scénique traditionnelle ancrée dans la culture des Khmers du Sud du Vietnam, constitue bien plus qu’un divertissement. Il est un vecteur de mémoire, de transmission et d'identité collective. Parmi les figures marquantes qui peuplent ses récits, un personnage se distingue par sa récurrence et son intensité dramatique: le Chằn.
Masque des Chằn dans l'art scénique khmer Dù Kê. Photo: VOV |
Dans cet univers théâtral, le Chằn est un antagoniste surnaturel, inspiré de la mythologie hindoue, notamment du Ramayana, et adapté à la tradition khmère. Il s’agit d’un être maléfique doté de pouvoirs magiques, capable de métamorphose, de manipulation et de destruction. Il combine brutalité et intelligence, ambition dévorante et luxure débridée.
Dans les pièces classiques du Dù kê, le Chằn est omniprésent. Il s’oppose toujours aux forces du bien, et provoque conflits, malheurs et épreuves. Pourtant, malgré son pouvoir, il finit invariablement par être vaincu, marquant ainsi le triomphe de la vertu.
Ces récits sont familiers aux spectateurs. Depuis longtemps, les scènes de combat entre le Chằn et le héros sauveur rythment les spectacles. Cette lutte symbolise une vision du monde où le bien et le mal coexistent, mais où la justice et la lumière finissent toujours par prévaloir, comme nous l’indique Danh Mên, de l’École de formation complémentaire en culture Pali du Sud, à Cân Tho.
«Je pense que l’image du Chằn, qu’on retrouve dans la littérature ou dans les vieilles pièces de théâtre khmer, provient en grande partie des contes traditionnels khmers et du Ramayana, épopée indienne. Elle n’existe pas dans la littérature populaire ou contemporaine khmère», fait-il remarquer.
La particularité du Chằn ne réside pas uniquement dans son rôle narratif, mais aussi dans son apparence scénique. Il s’agit de l’un des personnages les plus exigeants du répertoire du Dù kê, tant sur le plan technique qu’artistique.
Le maquillage - dominé par le noir, le blanc, et parfois le rouge ou le vert - doit traduire la férocité, la puissance et le mystère. Le costume est riche, souvent orné, et les gestes sont amplifiés pour évoquer la violence et l’arrogance du personnage. Les acteurs qui incarnent le Chằn doivent maîtriser non seulement les chorégraphies martiales, mais aussi un jeu physique extrême, avec peu de dialogue, se contentant souvent de rugissements, de cris gutturaux ou de ricanements démoniaques.
«Le Chằn sur scène, c’est un peu l’équivalent du “kép núi” dans le Hát Bội ou le Hồ Quảng: des personnages sauvages, violents, avec deux grandes canines recourbées qui dépassent des lèvres. Cela renforce son aspect menaçant et son pouvoir maléfique», nous explique Lâm Thanh Hùng, membre de la troupe artistique khmère de Cân Tho.
«Quand j’ai commencé, les anciens m’ont formé: les postures, les mouvements de mains, les enchaînements avec armes… même le maquillage, qui doit faire ressortir l’aspect cruel et rusé, avec une dominance du noir et blanc, avec parfois du rouge et du vert. C’était difficile. J’avais mal à la gorge à force de parler avec la voix du Chằn. Mais à force d’entraînement, j’ai fini par m’y habituer, et je continue encore aujourd’hui à jouer ce rôle», partage-t-il.
Le Chằn incarne le mal par des mouvements exagérés et une expression féroce. Photo: VOV |
Au-delà de la fiction, le Chằn reflète les travers de la société. Il n’est pas seulement un personnage maléfique inventé pour faire peur, comme le souligne Danh Mên.
«En plus du mal, le Chằn représente aussi des phénomènes sociaux négatifs. D’abord, l’avidité et l’abus de pouvoir, car il est souvent roi ou chef. Ensuite, la violence, la guerre, l’envie de dominer l’autre, au détriment des plus faibles», précise-t-il.
Même aujourd’hui, alors que les représentations évoluent, la structure narrative du théâtre Dù kê reste fidèle à sa tradition: une opposition claire entre le bien et le mal, entre justice et tyrannie, entre loyauté et trahison. Le Chằn demeure le miroir des déséquilibres sociaux, mais aussi un contrepoint nécessaire au héros.
À travers lui, les artistes khmers transmettent un message universel: le mal peut être puissant, séduisant, intelligent, mais il est toujours voué à être défait par le courage, la sagesse et la bonté.
Cette leçon, transmise de génération en génération sur les planches, constitue l’âme même du théâtre Dù kê. Une forme d’art populaire, mais porteuse d’une sagesse profondément humaniste.