« Thu le barbu »

(VOVworld) - Depuis près de 70 ans, de concert avec leurs collègues de la radio nationale La Voix du Vietnam, les journalistes de VOV International contribuent pour une part non négligeable à la défense et à l’édification du pays. Je voudrais saluer toux ceux qui ont travaillé à la Rédaction des émissions pour l’outre-mer, l’actuel VOV International-VOV5, et en particulier quelqu’un que je connaissais très bien, qui a travaillé pour la section française, où j’ai travaillé moi-aussi, et qui m’a profondément marqué. Il s’appelait Nguyễn Văn Thu, “Thu le barbu”, de son surnom.

 
Les professionnels de la radio internationale vietnamienne de ma génération n’ont sans doute pas oublié “Thu le barbu”. On lui a offert ce surnom affectueux, non seulement parce qu’il portait effectivement une barbe, mais aussi pour le distinguer d’un autre Thu, aussi haut gradé que lui au sein de VOV, qui dirigeait les émissions à l’intérieur du pays. De son vrai nom Nguyễn Văn Bàng, il était un militaire ayant vécu plusieurs années en France et qui, de ce fait, maîtrisait parfaitement la langue de Molière. Beaucoup se souviennent avec admiration de ses commentaires en direct de matchs de football qu’il faisait en français. Cette passion a été léguée à son fils, Xuân Bách, qui a succédé à son père dans le rôle de commentateur sportif de VOV. 

 

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  "Thu le barbu", 2ème à gauche

 

 « Thu le barbu » est né le 22 mars 1922 au sein d’une famille nombreuse dont il était le 4ème enfant. Tous ses frères et soeurs et lui-même portaient des prénoms d’oiseau: Quy, Thước, Nhạn, Bàng, Ly, Anh, Thảo... Sans doute leurs parents ont-ils souhaité pour leurs enfants qu’ils puissent prendre leur envol, haut et loin. « Thu le barbu » a eu une jeunesse mouvementée, loin des siens. Dans des circonstances particulières, à l’âge de 12 ans, il a été adopté par une famille française qui l’a amené en France. À l’époque de la seconde guerre mondiale, alors que la France était occupée par les nazis, il a dû abandonner ses études à l’École de journalisme de Paris pour travailler auprès de diverses radios afin de gagner sa vie tout en participant à la résistance, aux côtés des Français. En 1948, alors qu’avait éclaté la résistance nationale dans le Sud du Vietnam, le jeune Nguyễn Văn Thu et d’autres intellectuels ont répondu à l’appel de l’Oncle Ho. Ils ont quitté Paris pour rentrer à Saigon avant de rejoindre le maquis. Lorsqu’il était encore en France, « Thu le barbu » avait fait partie d’équipes de commentateurs de football à la radio. Plus tard, lorsqu’il a intégré la Voix du Vietnam, il a été le premier à faire ce travail, à l’occasion d’une match opposant les sélections nationales vietnamienne et cambodgienne, tenu à l’occasion de l’inauguration du stade Hàng Đẫy, qui venait d’être reconstruit. C’était en 1957. Trần Lâm, le rédacteur en chef de la Voix du Vietnam, lui avait demandé, non pas sans inquiétude, s’il pouvait le faire. Rassuré pour la réponse affirmative, Trần Lâm a alors chargé son équipe de réaliser cette émission. « Thu le barbu » était notamment épaulé par l’arbitre Nguyễn Quang Hiệp. Pas étonnant, en tout cas, qu’il ait gagné la confiance de Trần Lâm puisqu’il avait auparavant commenté plusieurs grands événements importants en français pour l’émission francophone de la radio nationale.

Je me souviens encore de la première fois où il a été envoyé en mission à l’étranger. On a failli rayer son nom, car personne n’avait été capable de vérifier ce qu’il avait fait en France. Heureusement, le rédacteur en chef Trần Lâm s’est personnellement porté garant pour lui. À l’époque, ce qui était écrit dans votre curriculum vitae vous stigmatisait à vie. Mais notre brave Thu avait de la chance. Bien qu’il fût fils d’un chef de troupe pro-française, enfant adoptif d’une famille française, ex-époux d’une Française, on l’a promu cadre supérieur. Il faut dire que les dirigeants de VOV à l’époque, en particulier le rédacteur en chef Trần Lâm, avaient le cran et l’audace d’employer des personnes vertueuses et talentueuses en dépit de leur curriculum vitae « tumultueux ». Parmi celles-ci arrivent en tête « Thu le barbu » et le compositeur Phạm Tuyên.

« Thu le barbu » était un père consciencieux et responsable. En ce qui concerne la cuisine, il n’était pas du tout exigeant. Chaque repas partagé avec lui était une fête pour toute la famille, il dispensait généreusement ses compliments même s’il n’y avait rien de copieux. Son plat préféré était la viande de chien. Heureusement pour lui car il n’aurait pu assouvir ce désir s’il était resté en France. Là-bas, maltraiter un chien est déjà un acte condamnable. Que dire de l’égorger, le brûler à la paille pour qu’il dégage toutes ses saveurs, le couper en morceaux, l’assaisonner avec plein d’ingrédients et en faire tous les plats possibles et imaginables!

En France, j’ai entendu parler d’un Việt Kiều (Français d’origine vietnamienne) grand connaisseur de vin. Il pouvait, rien qu’à travers l’odeur et le goût du vin, deviner où ce vin avait été produit, dans quel château il avait été embouteillé et en quelle année. Je n’ai pas rencontré personnellement ce Việt Kiều mais « Thu le barbu » était pour moi le connaisseur par excellence. Œnologue averti, il excellait dans ce genre de devinette et savait tout sur les bons vins. Il lisait beaucoup, traduisait beaucoup, travaillait beaucoup pour gagner de l’argent. « C’est lui-même qui a payé l’essentiel de son mariage fastueux, à l’hôtel Phú Gia, raconte Xuân Bách, le fils de « Thu le barbu ». C’était un grand luxe, à l’époque. Il y avait même des chanteurs célèbres de VOV tels Trần Khánh, Quốc Hương... qui sont venus partager sa joie ».

J’ai connu Thu le barbu lorsqu’il était déjà installé à Ho Chi Minh-ville. Chaque fois qu’il allait à Hanoï, il venait dire bonjour au personnel de la Rédaction des émissions pour l’outre-mer. Venant nous voir à la section française, il disait avec fierté qu’il avait été élu président d’un club francophone à Ho Chi Minh-ville. Un titre pompeux qui n’était assorti ni de budget ni de recette, uniquement d’ardeur et de motivation. Les clubs francophones poussaient comme des champignons après la pluie notamment avant la tenue du sommet de la Francophonie qui devait avoir lieu en novembre 1997 à Hanoï. Partout où il y avait des francophones ou qu’il y avait un lien quelconque avec la langue française, on créait des clubs francophones. Notre radio en avait un qui a vu le jour le 29 février 1996. Pourquoi cette date ? Je ne saurais le dire. Claude Blanchemaison, ancien ambassadeur de France au Vietnam – qui a beaucoup contribué à l’amélioration des relations franco-vietnamiennes, a fait une blague lors de l’inauguration du club: « Devrait-on attendre encore quatre ans pour célébrer le deuxième anniversaire du club francophone de la radio la Voix du Vietnam? » Il n’y aura jamais de deuxième anniversaire. Après cette inauguration spectaculaire, personne n’organisera plus de club francophone à la Voix du Vietnam. Je me permets de penser que si « Thu le barbu » était encore à Hanoï pour assumer la présidence du club francophone de notre radio, celui-ci ne serait pas mort aussi prématurément. « Thu le barbu » avait plein d’humour, chaque fois qu’il rencontrait les jeunes de la section française, il bavardait beaucoup, en vietnamien bien sûr mais à la place des pronoms personnels vietnamiens, il utilisait “toi”, “moi”. Je ne sais plus si ceux qui apprennent les langues occidentales sont contaminées par l’habitude des gens de ces pays de taquiner les autres et de tout tourner en dérision. Mais c’était exactement le cas de Thu le barbu. Lorsqu’il ne trouvait personne à titiller, il se moquait de lui-même. Chaque fois qu’il passait nous voir à la section française, il racontait des histoires drôles sur lui-même. À travers différentes personnes, j’ai appris que lorsqu’il était dans l’armée, « Thu le barbu » était reporter au journal du Commandement militaire du Sud, puis rédacteur en chef du journal francophone du Service de sensibilisation des adversaires, relevant de la section politique du Commandement militaire du Sud. Il a aussi été directeur adjoint du camp des prisonniers européens et africains du Commandement militaire du Sud. En 1955, il a rejoint le Nord en qualité de chef adjoint de compagnie au Département des recherches relevant du Département général de politique. En juin 1956, il a intégré la section française au sein de la Rédaction des émissions pour l’outre-mer de la Voix du Vietnam. Il est devenu plus tard directeur général adjoint de VOV, cumulant le poste de directeur de ladite rédaction, puis chef du service des relations internationales du Comité de radio-télévision du Vietnam. Il a été chef adjoint de la mission 59 de VOV à Kunming en Chine et a conduit la première équipe d’experts du Comité de radio-télévision du Vietnam au Cambodge, qui sortait tout juste du génocide. « Thu le barbu » était un journaliste perspicace, travailleur, sérieux et responsable. Il était aussi une plume assidue qui écrivait sur tout, de la politique au sport. Il a tenu plusieurs rubriques: “Tiếng kèn chính nghĩa” (Le clairon de la juste cause), “Hồi hương” (Rapatriement), “Hồn nước” (L’âme du pays), “Hà Nội hôm nay” (Hanoï d’aujourd’hui)....  Je me rappelle encore l’époque où il avait été envoyé en Russie pour couvrir les Jeux Olympiques de Moscou en 1980, il a trouvé le temps d’écrire aussi pour la radio la Voix de Russie. “Ça m’a donné pas mal de sous pour acheter des cadeaux à la famille”, nous a-il-dit fièrement.

Deux ans après le décès de sa femme Lê Thị Lân, il s’est remarié avec Trần Ngọc Mỹ Phương et est parti s’installer à Saigon, où il allait occuper un poste modeste jusqu’à sa retraite en 1985: directeur adjoint de la Société de production des programmes audio-visuels du Comité de radio-télévision du Vietnam, cumulant le poste de directeur de la filiale de ladite société à Ho Chi Minh-ville. 

Quelqu’un a dit : Jour et mois filent à toute allure, la vie est courte, on devient vieux en un clin d’oeil. Personne n’ose prétendre tout comprendre de la vie, mais seuls ceux qui la comprennent ont une vie sereine et pleine. Un jour qui passe est un jour qui se perd. Un jour qui passe est un jour qui apporte de la joie. Un jour où on est joyeux est un jour qu’on gagne… Le bonheur vient de nous-mêmes. Cela est particulièrement vrai pour « Thu le barbu ». Optimiste, simple et sociable, il trouvait sa joie dans les moindres choses de la vie. Le bonheur pour lui venait des sensations, l’important était sa propre humeur.

Lorsqu’il était gravement malade, Xuân Bách l’a fait venir à Hanoï pour vivre avec sa famille dans la ruelle Hàng Khoai, près du marché Đồng Xuân. Avec d’autres dirigeants de la Rédaction des émissions pour l’outre-mer, je lui ai rendu visite. Il ne pouvait plus parler, mais comprenait tout. Je l’ai titillé un peu, il arborait un sourire édenté... “Il sait tout”, m’a murmuré sa femme de ménage. Il est décédé quelques mois plus tard, à l’âge de 83 ans. Il avait été décoré de plusieurs hautes distinctions honorifiques de notre Etat, en plus des ordres d’amitié de l’Union Soviétique, du Laos et du Cambodge. Pour moi, il reste l’incarnation d’une passion extraordinaire pour la langue française et d’un étonnant contraste de caractères: d’un côté l’humour et le goût de la plaisanterie et de l’autre, le sens des responsabilités et de la discipline d’un soldat de l’Oncle Ho.

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