Jean-François Spricigo: Quand on est dans la sensualité, on invite

(VOVWORLD) - En visite au Vietnam pour sa première exposition personnelle intitulée «Journal d’un effaré», organisée dans le cadre de Photo Hanoi’25, l’artiste multidisciplinaire belge Jean-François Spricigo a accordé à notre radio un entretien ouvert, émotionel et enrichissant. Il y évoque son parcours artistique, ses empreintes personnelles, la notion d’«effaré» qui traverse son œuvre, ainsi que ses perspectives pour l’avenir. 
Jean-François Spricigo: Quand on est dans la sensualité, on invite  - ảnh 1Jean-François Spricigo au vernissage de son expo “Journal d’un effaré”, tenue dans le cadre du Photo Hanoi'25. Photo: Thuy Linh/VOV5

Écoutez, ne voyez pas de provocation dans ma réponse, mais si je dois être sincère avec vous, voici ma présentation. Je suis un être vivant, apparenté à l'espèce humaine, et je m'emploie à écouter et à aimer. J'étais un garçon assez triste, enfant, et la grisaille de la Belgique était quelque part un bon terrain pour éprouver cette tristesse et ne pas m'en cacher. Parce que la tristesse aussi est à vivre. Parce que derrière toute émotion, il y a toujours la possibilité d'une illumination, d'une chaleur. Parce que derrière toute sensation, même les plus désagréables en apparence, il y a toujours la possibilité de la tranquillité. 

Vous êtes à la fois photographe, écrivain, vidéaste et homme de scène. Comment ces différentes formes d'expression galopent-elles entre elles dans votre œuvre?

L'un nourrit l'autre. De la même façon, nous ne sommes pas séparés. Trop souvent, l'humain veut spécialiser les choses, alors même qu'il est très important que tout soit piloté par l'ouverture. Et donc, pour moi, ça n'est pas issu d'une réflexion, mais d'une simplicité. (..) Pour moi, quel que soit le langage, qu'il soit visuel, sonore, littéraire, peu importe, c'est une pénétration vers ce réel. Parce que le réel, vous ne pouvez pas l'appréhender. Le réel se passe en permanence tout autour de vous. Il y a des ultraviolets que vous ne voyez pas, pourtant ils sont là. Il y a des infrarouges que vous ne voyez pas, pourtant ils sont là. Donc la poésie, c'est peut-être une tentative - ça n'est pas une résolution - c'est une tentative d'aller vers ce réel en étant disponible. Mais attention, être disponible ne veut pas dire être à disposition.
Jean-François Spricigo: Quand on est dans la sensualité, on invite  - ảnh 2Photo: Thuy Linh/V5

Pourriez-vous nous évoquer un peu de votre parcours artistique?

Alors, le parcours est assez anarchique, comme tous les parcours, et heureusement, parce que vous savez, ce qui oriente ce que vous êtes est rarement issu de l'autorité de ce que vous auriez aimé être ou de l'autorité de votre environnement, mais ce sont les inattendus. Et donc j'ai essayé d'avoir une disponibilité à ces inattendus. J'étais extraordinairement médiocre à l'école, et la seule section où je pouvais aller, c'était en artistique, et j'ai regardé celle où il y avait le moins de dessins, et c'était la photo, et voilà comment j'ai commencé la photographie...
J'ai commencé parce que je ne savais vraiment pas quoi faire, et ensuite la photographie, doucement, m'a renseigné sur qui j'étais, un jour où j'ai cessé de suivre les indications du professeur. Tant que je cherchais à suivre les indications du professeur, j'étais dans une forme de perfection des ordres, et donc je ressemblais à tout le monde. Quand j'ai commencé à m'autoriser un pas de côté, à écouter le silence en moi, le silence m'a parlé.
Jean-François Spricigo: Quand on est dans la sensualité, on invite  - ảnh 3Journal d'un effaré séduit nombre de visiteurs et plusieurs amateurs. Photo: Thùy Linh/VOV5

Quant à votre empreinte personnelle, vos œuvres portent-elles un reflet de votre expérience individuelle?

L'empreinte individuelle, je ne suis pas responsable de cette empreinte, parce que la photographie, plus encore que les autres arts, est devant vous, c'est le réel qui se déroule devant vous. Donc, j'essaye d'être en résonance avec ce réel, et de danser avec lui. Parce que, voyez-vous, ce qu'il y a de merveilleux dans la danse, ce n'est pas le danseur ou la danseuse, ce qui est merveilleux dans la danse, c'est quand les deux se dissolvent dans le mouvement de la danse, à ce moment-là, la danse commence, quand il n'y a plus de revendications narcissiques et identitaires.

J'essaye d'être sincère, simplement sincère. Et je pense que cette sincérité, c'est finalement ce qui permet de se tromper. Et vous savez, vous êtes infiniment plus sincère dans vos erreurs que dans vos succès. Parce qu'en fait, les succès, c'est souvent issu d'une stratégie de séduction, et donc ça correspond à une réduction du réel pour pouvoir se l'accaparer. Vous savez que quand vous faites des erreurs, vous avez risqué quelque chose, vous avez osé.

Jean-François Spricigo: Quand on est dans la sensualité, on invite  - ảnh 4Photo: Thùy Linh/VOV5

Le noir et le blanc semblent dominer vos photographies. Est-ce un choix avant tout esthétique ou plutôt stratégique?

Pour moi, ce contraste ne sépare pas. Au contraire, il unifie. Mais encore une fois, je ne décide de rien. Les choses se font à travers moi. Et j'essaye d'être le plus disponible possible. Parce que, voyez, vous n'avez rien choisi dans votre vie. Vous n'avez pas choisi votre sexualité, vous n'avez pas choisi vos goûts, vous n'avez pas choisi de préférer le sucré ou le salé, vous n'avez pas choisi de préférer le jaune au bleu...
C'est une évidence. Et l'ensemble des activités physiologiques qui vous rendent vivante n'appartiennent pas à votre champ volontaire. Votre cœur bat, vous n'y êtes pour rien. Vous respirez, vous n'y êtes pour rien. Vous allez digérer, vous n'y êtes pour rien. Donc, il faut être un peu plus détendu sur cette autorité du choix et être disponible. Et dans cette disponibilité, l'inattendu peut se produire et enfin, il peut se manifester en dehors de l'inquiétude et se vivre pleinement comme un émerveillement.
Jean-François Spricigo: Quand on est dans la sensualité, on invite  - ảnh 5Photo: Thùy Linh/VOV5

Le titre “Journal d’un effaré” évoque à la fois la stupeur et la contemplation. Pourriez-vous nous expliquer ce choix de thème?

Le titre “Journal d'un effaré” vient du fait que pour moi, l'effarement, c'est accepter le vertige. Et pour moi, c'est dans le vertige que vous pouvez prendre réellement conscience de votre pesanteur au monde. Je dirais aussi qu'un effaré, c'est une disponibilité. Une disponibilité à une notion qui n'est pas très admise dans nos sociétés, qui est celle de la perte du contrôle, celle de ressentir le vertige.

Parce que je crois que le vertige est essentiel pour ressentir la réalité de notre pesanteur au monde. Et ce vertige-là, pour moi, c'est aussi ce qui permet une danse qui ne soit pas issue d'une autorité, mais qui soit issue d'une nécessité qui est actualisée à chaque instant par les circonstances. 

Jean-François Spricigo: Quand on est dans la sensualité, on invite  - ảnh 6Photo: Thùy Linh/VOV5

On y trouve aucuns cartels explicatifs à côté de vos photos. Pour quelle raison? 

La raison, c'est qu'il n'en faut aucune, c'est que la photographie est un langage en soi. Et en tant que langage, vouloir expliquer ce langage, c'est une façon de dire qu'on n'a pas été assez loin dans ce qu'on a formulé par la photographie elle-même. Pour moi, tout est sensualité. Et dans cette sensualité, le sens est au-delà de l'explication. Quand on doit expliquer quelque chose, souvent on veut convaincre. Quand on est dans la sensualité, on invite.
Vous voyez, quand un enfant rigole, vous n'avez pas besoin de savoir pourquoi il rigole, pour rire à votre tour. C'est ça, le langage. Quand on arrive à être dans cette pureté-là, à ce moment-là, on est pleinement investi dans ce qu'on a dit. Et comme on est pleinement investi, charnellement, la sensualité peut opérer. 
Jean-François Spricigo: Quand on est dans la sensualité, on invite  - ảnh 7Photo: Thùy Linh/VOV5

Et un peu plus sur les photos exposées dans cette exposition?

Eh bien, en bas, dans la salle d'exposition, écoutez, il y a beaucoup de pays différents. Il y a le Cambodge, la Guyane, l'île de Mayotte, l'île de la Réunion, le Canada, l'Europe. Donc, ça vous fait un petit tour du monde en pas longtemps. Et c'est vrai, effectivement, pour le moment, je n'ai pas encore trouvé ma place dans la ville. Je ne vous parle pas de Hanoï, je vous parle de toutes les villes parce qu'il y a beaucoup de signes. Et naturellement, je vais vers la nature. Donc, je laisse d'abord à la nature le soin de m'apaiser afin de rencontrer la ville en dehors du jugement. Parce que je n'ai pas envie de photographier la ville pour la juger. Juger, c'est toujours une forme de faiblesse.

Qu’est-ce qui vous plait le plus ici, au Vietnam?

Je suis incroyablement heureux et privilégié d'être ici. On sent ici une grande densité, un grand mouvement, un collectif puissant, quelque chose qui est de l'ordre du mouvement, mais vouloir dès maintenant poser des mots dessus serait le réduire à un slogan. Donc pour le moment je me laisse encore imprégner par des échanges, par ce bonheur que j'ai à échanger avec vous aussi, la nature de vos questions. J'ai eu la joie de donner plusieurs ateliers auprès d'étudiants dans différentes universités, et c'est un bonheur pour moi, parce que ça me déplace tout simplement, ça me permet d'aller rencontrer, de quitter le monde des certitudes.
Jean-François Spricigo: Quand on est dans la sensualité, on invite  - ảnh 8Photo: Thùy Linh/VOV5

Après ce voyage, quel sera votre prochaine aventure que vous souhaitez entreprendre? 

Je sens vraiment un appel de l'Asie vers moi. Quelque chose que je ne peux pas expliquer parce que je suis caucasien. Culturellement, j'ai été élevé avec les codifications occidentales. Je me sens très proche de ce qui m'est donné de recevoir de l'Asie.
Peut-être je me trompe, peut-être je suis naïf, mais je me sens très proche. Et j'aimerais profondément pouvoir y revenir. Alors j'attends les invitations qui financièrement et matériellement me permettront de revenir. C'est juste cet argument-là qui m'éloigne. Sinon, sachez bien que je serai déjà ici.
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